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avril 11, 2020

L’adaptabilité, notre super-pouvoir

Happy_Terrasse12 foulées. Une dizaine de mètres. C’est la distance qui sépare les 2 extrémités de la terrasse, au-dessus de l’appartement. Quelques carreaux ocre, entourés de murs blancs, mais avec un luxe : le ciel, au-dessus, et les montagnes dans le champs de vision lointain. 
12 foulées, c’est 1 millième de 10km, ¼ de millième de marathon – à peine le temps d’attraper un gel ou une bouteille d’eau. 12 foulées, ce sont ces derniers instants avant la ligne d’arrivée, quand les bras se lèvent et le sourire se mêle aux larmes pour se dire que ça y est, on l’a fait. C’est très court, 12 foulées, quelques secondes, une ou deux respirations. 
Mais depuis quatre semaines, ces 12 foulées là sont devenues mon univers, mon terrain de course, mon terrain de vie et – qui l’eut cru – mon terrain de kiff.

Inutile de présenter le COVID-19, sa renommée n’est hélas plus à faire. Ni d’évoquer les mesures de confinement dont nous avons eu plus que le temps de prendre la mesure. Drastiques partout, mais avec des différences selon les pays : ainsi, en Espagne, où je suis installée, les sorties « pour exercice physique » que de nombreux pays autorisent sont totalement interdites. Pas de marche, pas de footing, pas même à proximité du domicile ou pour une courte durée. Les contrôles sont fréquents, les amendes sévères, de jour comme de nuit.
Alors pour les sportifs, le hashtag #yomequedoencasa (#moijerestechezmoi) qui est le mot d’ordre sur les réseaux sociaux s’est vite transformé en #yoentrenoencasa (#moijementrainechezmoi).
Et chez moi, l’entrainement à la maison, c’est courir, en allers-retours incessants, sur cet improbable parcours de 12 foulées.
Alors chaque soir ou presque, j’enfile mes baskets, mets la musique à fond, enclenche le chrono de ma Garmin, et je laisse les jambes faire ce qu’elles savent si bien faire. Mais même si les sensations des muscles qui se délient et de la respiration qui trouve son rythme sont familières, la situation, elle, ne l’est pas, et régulièrement une pensée vient m’envahir :
« Non, mais sérieux, tu cours EN ROND !!! ???»
J’entends la surprise et l’incrédulité dans la petite voix de cette part de moi qui a encore parfois du mal à y croire. Cette part un peu rebelle, qui aime avoir le choix, et qui valorise tellement la liberté que procure le running, parce que c’est une activité qui peut se pratiquer partout, en toute saison, sans contrainte de rythme ou de durée – à part celle, bien sûr, que l’on peut avoir envie de se donner pour se dépasser.

Pourtant, depuis 4 semaines, elle a déjà fait un sacré bout de chemin, cette part de moi. Car elle a commencé par être très, très en colère…

Interdiction de courir

C’était le 14 mars, jour de déclaration du confinement officiel en Espagne. Je suivais les informations de loin, depuis la France où j’étais venue pour animer une formation d’hypnose. La mesure me semblait logique compte tenu des premiers éléments préoccupants que l’on entendait, et même si la perspective ne me réjouissait pas, je me disais : « Je vais rentrer, je vais travailler de la maison, et avoir pas mal de temps pour m’entrainer… ». Raisonnée, et sereine.
Jusqu’à ce que je jette un œil sur mes emails, et qu’un titre attire mon attention : « Prohibido correr en España » (Interdiction de courir en Espagne).
La newsletter dédiée à la course à pied se faisait échos de la mesure stricte qui empêchait tout déplacement à l’extérieur, et de l’impossibilité qui en résultait de faire du sport en général – et de courir en particulier. Le montant des pénalités encourues était largement détaillé, coupant court à toute velléité de prendre l’annonce à la légère.
Le choc. Un hurlement intérieur, mélange de refus et de colère, et mille pensées qui se bousculent pour nier cette réalité trop inimaginable. Et y trouver des parades : « Je vais sortir la nuit »…  « Je vais rester en France, où pour l’instant on peut même aller voter »… Je vais…

Alors bien sûr, vous allez me dire : « Eh, du calme, il ne s’agit que de course à pied, alors qu’on entend déjà dire qu’il y a des milliers de morts en Chine et peut-être déjà beaucoup ici, alors tu ferais mieux de te préoccuper pour la santé de ta famille plutôt que pour le nombre de kilomètres que tu ne vas pas pouvoir faire ! ». Et vous avez raison. Et cette remarque, mon côté sage et rationnel a très vite essayé de me la rétorquer. Mais comment écouter les arguments mesurés quand l’essentiel est menacé ? Depuis des années, la course à pied a pris une grande place dans ma vie. Elle m’a aidé à dépasser la douleur, elle est au quotidien ma source de mieux-être, et même, de « kiff » : ce mélange aussi physique que mental que je ressens lorsque je cours, qui me fait profiter du moment présent avec intensité, et me sentir vivante au sens le plus profond – je pourrais presque dire spirituel – du terme.

Cette newsletter venait donc attaquer ça, provoquant la peur immense d’être privée d’un élément placé très haut dans mon échelle des valeurs. Et la réaction immédiate, primaire, que l’on pourrait traiter, avec le recul, d’immature ou d’égoïste – était en fait un réflexe de survie.

Le calme après la tempête

L’avantage, cependant, de travailler avec l’hypnose et l’auto-hypnose depuis de nombreuses années, c’est la meilleure connaissance, et surtout la reconnaissance, de ce type d’émotions. Et passées les premières tempêtes intérieures qui se traduisaient (liste non exhaustive) par l’envie de crier, une boule dans la gorge, le ventre noué, etc., j’ai pris un temps pour écouter les messages envoyés par ce chaos de sensations.  « Tu vas perdre ton entrainement », « Tu ne vas plus pouvoir kiffer », « Tu vas perdre ta forme, et tu vas grossir », « Tu ne pas pouvoir décharger ton stress dans l’activité physique », etc.
Autant de conséquences anticipées de la privation de course à pied que mon mental échafaudait à toute allure, créant, évidemment, un sentiment d’anxiété fort, auquel mes mécanismes de défense internes essayaient tant bien que mal de répondre – la colère et la fuite étant des tentatives de réponse aussi naturelles qu’inefficaces.

En identifiant ces anticipations négatives, je me suis rendue compte que je faisais un raccourci entre « Interdiction de sortir pour courir » et « Interdiction de courir » : parce qu’après tout, tant qu’on a des jambes, la santé, la forme, la respiration, l’envie… qu’est-ce qui empêche de pratiquer la course à pied ? Après tout, on va bien dans des clubs de sport que l’on paie parfois très cher pour enchainer des kilomètres sur un tapis roulant, face à un mur ou une vitre, lorsque l’on estime qu’il fait trop froid, trop chaud, trop de pluie ou trop sombre pour profiter de ce luxe du running outdoor.
Terrasse_ShoesL’idée, petit à petit, a fait son chemin. Je repensais à tous ces tapis sur lesquels j’avais pu passer des heures sans me poser plus que ça la question d’être enfermée, je commençais à imaginer des sessions de course accompagnées de sessions de renforcement musculaire, je passais en revue les endroits les plus propices pour installer un coin sport chez moi, et peu à peu, l’image du confinement m’apparaissait comme acceptable, et même, supportable.

“Terrasse-Runner”

24 heures plus tard, la France déclarait à son tour l’état d’urgence, et je rejoignais in-extremis Barcelone et ses rues déjà désertes. La valise à peine défaite, je cherchais déjà les playlists qui accompagneraient mes « sorties en intérieur ». Car si depuis 2 ans j’ai cessé d’écouter de la musique pendant mes runs dans la nature, pour mieux me concentrer sur les sensations de mon corps et sur le pur plaisir de vivre le moment pleinement avec ses images, ses sons et ses ressentis, je n’ai pas un seul instant imaginé courir sur place ou quasiment sans le boost d’une bande-son efficace. Je retrouvais donc les batteries de Metallica, Nightwish et autres Rammstein qui avaient rythmé tant de kilomètres, et je les agrémentais de morceaux plus légers, tubes des années 80 que je pouvais chanter à tue-tête.

Terrasse_jumpLes premiers jours, j’ai expérimenté un parcours de 19 foulées, le long des couloirs de l’appartement. 3 kilomètres, puis 4, puis 5, et à chaque fois, l’impression de courir un marathon – avec cette satisfaction sans égale de me dire : « Je l’ai fait ».
Mais c’est finalement la terrasse, le grand air et la vue sur la forêt et les montagnes qui m’a réellement convaincue, malgré une distance de course beaucoup plus courte. 12 foulées. Une dizaine de mètres que je parcours donc entre 500 et 1000 fois, presque chaque jour. Evidemment, l’allure sans cesse entrecoupée de demi-tours est proche de celle d’une tortue fatiguée, et les indicateurs de performance que je suivais avec attention il y a encore 5 semaines, tels que la VO2max, ne veulent plus rien dire.

Mais je suis devenue « Terrasse-Runner », et malgré la petite voix qui me ramène ponctuellement à la réalité avec son « Non, mais sérieux, tu cours EN ROND !!!??? », il y a quand même une grande part de moi qui s’émerveille de cette capacité à s’adapter à la situation. Ce pouvoir, et même ce super-pouvoir de l’adaptabilité qui est une arme efficace contre l’impuissance que l’épidémie nous renvoie.

Alors évidemment, d’autres adeptes de la course à pied ont eu ce besoin, cette envie, et les réseaux sociaux permettent de partager nos « exploits » : sur une terrasse ou dans un couloir, il ne s’agit plus de chrono, il s’agit de courir, tout simplement. De se sentir vivant en continuant à faire ce qui nous anime. En créant même des dossards virtuels, à l’occasion de courses qui le sont tout autant – tous ensemble et chacun chez soi, la communauté maintient sa passion vibrante. En pensant à l’après, à ces sorties que l’on fera en dégustant chaque foulée. En pensant à l’avant, aussi, car lorsque l’on tourne en rond dans un espace réduit, l’espace intérieur se nourrit des souvenirs de paysages parcourus, de moments de courses intenses, d’efforts que l’on ne se croyait pas capables de faire et que pourtant on a dépassés.
Dossard_TerrasseEn pensant au présent, aussi – car de nombreuses courses sont ainsi des opportunités de collectes au profit des nécessités caritatives du moment – autant de piliers qui viennent encore ajouter de la force dans les jambes et dans la tête, pour faire un tour de plus, 12 foulées de plus.

Alors bien sûr, tous les 15 jours, un espoir ne peut s’empêcher de naître, celui que le confinement prolongé s’accompagne d’un allègement, d’une « permission de sortie pour exercice physique » qui permettrait de retrouver la rue, l’extérieur. Mais pour la deuxième fois l’espoir est douché, et les premières minutes de l’annonce que l’on sait pourtant être assez prévisible sont à nouveau l’occasion d’une révolte intérieure, d’un moment de colère ou de découragement. Plus court, cependant. Car je l’accueille, le laisse s’exprimer, l’observe – et je remonte finir de l’évacuer sur la terrasse.